"Un petit pays doit profiter de sa taille", Nicolas Schmit au sujet de la désindustrialisation et de l'idée d'une union sociale

Le Quotidien: Les mauvaises nouvelles s'accumulent sur le front de l'emploi: le chômage reste à un niveau élevé, tandis que des entreprises industrielles annoncent licenciements et fermetures comme Luxguard ou Hyosung. On parle de désindustrialisation du pays...

Nicolas Schmit: La désindustrialisation n'est pas un sujet neuf. Nous avons déjà eu une vague de désindustrialisation dans la sidérurgie et il y a maintenant des industries qui sont en difficulté, qui ne peuvent plus investir ou qui ne projettent plus de le faire. Je crois qu'on fait face à un cycle économique qui nous oblige à chaque fois à réinventer en partie notre structure économique. Nous l'avons fait après les années 70 en allant dans le sens d'une économie de services et en accueillant de nouvelles industries, par exemple le verre. Nous voyons maintenant que ces industries connaissent des difficultés structurelles et conjoncturelles. Le problème est que le monde a changé: nous vivons dans un espace géographique européen beaucoup plus vaste avec des pays d'Europe centrale et de l'Est aux conditions de production différentes, et aux salaires plus bas. Et au-delà, il y a le phénomène de la globalisation.

Le Quotidien: Peut-on encore sauver l'industrie au Luxembourg?

Nicolas Schmit: Oui, à condition de mettre l'économie sur de nouvelles bases.

Le Quotidien: Lesquelles?

Nicolas Schmit: Je crois qu'il y a toujours la possibilité d'avoir une industrie dans un pays à salaires élevés. Tout dépend des produits, de leur valeur ajoutée, du niveau d'innovation développée par les entreprises. On parle beaucoup de l'Allemagne qui n'est pourtant pas un pays à bas salaires. Ce qui fait la force de l'industrie allemande, ce sont des produits très élaborés, une avance technologique et des gens bien formés. C'est-à-dire une productivité très élevée car la productivité c'est en partie des gens très bien formés. Je crois qu'il y a un ensemble de facteurs qui permettent de développer des activités industrielles au Luxembourg.

Le Quotidien: La création de clusters va-t-elle dans ce sens?

Nicolas Schmit: Oui. On parle beaucoup de secteurs comme la logistique. Ou de la biomédecine qui n'est pas encore dans une phase de production. Nous savons que ce sont des industries totalement différentes. Les niveaux de qualifications sont très élevés et pour la production ce ne sont pas des unités très grandes.

Le Quotidien: Le train de la reconversion n'a-t-il pas été pris trop tard?

Nicolas Schmit: Je ne le crois pas. Ce qu'il faut dire, c'est que nous mettons souvent trop de temps pour lancer des projets.

L'ancien ministre de l'Economie, M. Krecké, avait considéré que la logistique était une priorité. Nous avons posé la première pierre en 2004 ou en 2005 et maintenant nous sommes déjà en 2012. Il y a un problème de rapidité dans la prise de décision. Nous vivons dans un monde qui change vite et nos concurrents agissent rapidement. Je crois qu'un petit pays doit profiter de sa taille en accélérant les processus décisionnels.

Le Quotidien: Quels sont les freins?

Nicolas Schmit: Ils sont nombreux. Je commence d'abord par le fait que les terrains sont beaucoup trop chers, nous sommes un pays de rentiers, de rentiers fonciers. C'est un handicap pour le développement. Il y a aussi des procédures trop compliquées, trop longues, La combinaison de plusieurs facteurs fait que souvent on met trop de temps. Il y a encore la question des effectifs. Quand je fixe une priorité c'est bien, encore faut-il que je m'accorde les moyens humains et financiers pour l'atteindre dans un laps de temps raisonnable.

Le Quotidien: Selon le patronat, le principal handicap est celui de la compétitivité, plombée par des salaires et des conditions sociales trop élevées...

Nicolas Schmit: Je crois qu'il n'est pas imaginable de refaire du Luxembourg un pays à bas salaires. En Europe, on a des échelles de un à dix... le salaire minimum en Bulgarie est de 300 euros. La productivité est donc un élément central. Nous devons maîtriser l'innovation et, par tous les moyens, axer nos efforts sur la productivité. Il faut rester compétitif sur le coût salarial global, ce qui inclut les charges sociales. Et nous le restons par rapport à nos principaux concurrents, nos voisins. Mais il faut aussi raisonner en termes de fiscalité, il ne faut pas que le travail soit le seul à subir la charge fiscale.

Il faut réfléchir à la répartition des charges, notamment en prenant en compte le patrimoine. Nous sommes le seul pays où il n'y a pas de droits de succession en ligne directe. Cette question ne doit pas être un tabou s'il s'agit d'établir une fiscalité axée sur la compétitivité.

Le Quotidien: Le dialogue social semble de plus en difficile dans certaines entreprises, comme chez Cargolux où le directeur général par intérim a dénoncé la convention collective...

Nicolas Schmit: Je considère qu'il est très important qu'il y ait le souci du dialogue dans des entreprises en difficulté. Je ne pense pas que la meilleure méthode soit de dénoncer le contrat collectif. On a souvent vu que l'on trouve une solution si les partenaires sociaux se mettent ensemble: les gens veulent d'abord préserver leur emploi, donc il y a du donnant-donnant. Je suis contre la méthode du fait accompli. En ce qui concerne Cargolux, je crois qu'un manager doit tenir compte du contexte dans lequel il évolue: il y a une tradition, une culture sociale, économique. On peut obtenir beaucoup, mais pas par le forcing. Evidemment, chaque chef d'entreprise est maître chez lui. Et je rappelle que Cargolux est une entreprise dont une bonne part est détenue par des institutions publiques.

Le Quotidien: Le budget qui vient d'être présenté, tant par ses aspects fiscaux que par les dépenses, est-il un budget de la relance de l'emploi?

Nicolas Schmit: C'est un budget de transition qui tient compte d'une grande incertitude sur l'évolution de la conjoncture. Si nous avions présenté un vrai budget d'austérité, il aurait eu des conséquences négatives sur l'emploi. Or ce budget préserve l'emploi.

Le Quotidien: Est-ce aussi le cas de la politique européenne?

Nicolas Schmit: L'Europe n'évolue pas dans la bonne direction. On voit dans un certain nombre de pays que la course effrénée vers la réduction des déficits entraîne une récession de plus en plus profonde sans pour autant réduire les déficits. C'est un débat qui doit être mené. Ce soir (NDLR: mercredi dernier), je réunis les ministres socialistes européens du Travail pour discuter d'un volet social. Nous voyons que même des économies fortes, comme celle de l'Allemagne, commencent à subir les effets de ces politiques excessives. Je suis totalement d'accord pour dire qu'on ne peut pas continuer dans une économie d'endettement et de déficits. Mais il faut aussi une politique plus équilibrée où la croissance est présente.

Le Quotidien: Quelle est précisément l'idée de cette union sociale?

Nicolas Schmit: Nous ne sommes pas naïfs: nous savons bien que l'Europe ne présentera jamais le même modèle social selon que l'on se trouve au Luxembourg ou en Bulgarie. Mais l'intégration doit être approfondie. Nous nous sommes dotés ces derniers temps d'instruments pour améliorer la gouvernance économique et budgétaire ou, avec l'union bancaire, mieux contrôler le secteur financier. M. Van Rompuy travaille pour sa part sur la légitimité démocratique de l'UE. Moi je dis: il y a un vide et ce vide c'est le social. L'Europe c'est aussi un modèle social, c'est une certaine sécurité sociale au sens large du terme, c'est un droit du travail, la protection des salariés, la lutte contre la pauvreté, contre l'exclusion. Si l'Europe ce n'est plus cela, je dis très clairement qu'on va la perdre. Il faut un pilier social avec un socle commun de droits sociaux. Je le dis très clairement: le détricotage social que subissent des pays comme l'Espagne, ce n'est pas l'Europe. Ce n'est pas l'Europe que je veux. Il faut un pacte de stabilité sociale, de progrès soda! avec lequel les Européens peuvent s'identifier. L'Europe c'est d'abord une union de citoyens et ils ont l'impression d'être oubliés. Nous allons voir comment créer une plate-forme sociale allant au-delà des socialistes européens. Je crois, par exemple, que notre Premier ministre pourrait adhérer à beaucoup de choses que je viens de dire.

Le Quotidien: Sur le terrain politique national, vous passez pour être le ministre le plus à gauche, parfois gênant.

Nicolas Schmit: Je ne me retrouve pas dans ces catégories plus à gauche, plus à droite. Oui, j'ai un certain nombre de convictions et il faut parfois prendre des positions, se démarquer quand il le faut, en tant que social-démocrate. Mais je crois que la social-démocratie doit se donner une nouvelle épaisseur. L'union sociale européenne en est une. Il est vrai que j'aime dire ce que je pense, même si ce n'est pas toujours une qualité appréciée. Parfois il faut en payer le prix, je l'ai payé. J'ai fait mon apprentissage en politique, mais ça ne m'empêche pas de dire ce que je pense être vrai.

Le Quotidien: Des ministres socialistes jugent que la situation serait pire s'ils n'étaient pas au gouvernement. Vous partagez ce point de vue?

Nicolas Schmit: Il y a un brin de vérité là-dedans. Mais moi je ne suis pas au gouvernement pour éviter le pire, j'y suis pour faire les choses autrement. Parce que j'ai des convictions. Alors on sait bien qu'on est dans une crise, dans une période où il faut réinventer beaucoup de choses, qu'il faut faire des réformes qui parfois font un peu mal. Ce n'est pas simplement éviter, c'est construire. Notre système de protection sociale doit être réformé pour le maintenir. Mais il nous faut aussi maintenir les valeurs qui sont les nôtres, dans lesquelles on croit.

Le Quotidien: En tant que ministre de l'immigration, que pensez-vous de l'assouplissement de la loi sur la nationalité présentée par votre collègue de la Justice?

Nicolas Schmit: Il faut baliser davantage le chemin qui a été tracé. Est-ce qu'il faut vraiment 7 ans de résidence? Et la langue? Je ne minimise pas son importance, mais je crois qu'on peut être plus souple. Il y a encore d'autres éléments. Mais l'approche choisie par François Biltgen est, je crois, la bonne. Il a tout mon appui dans cette démarche.

Le Quotidien: Sur la question des réfugiés, Amnesty International Luxembourg a lancé cet été des accusations de mauvais traitements et estimé que le prochain rapport de l'organisation pourrait contenir im chapitre sur le Luxembourg pour cette raison.

Nicolas Schmit: Quand on a fait de telles accusations, il faut des éléments concrets, il faut dire exactement ce qui cloche. Je sais qu'il y a un élément qui cloche : les délais d'attente pour l'examen des dossiers. C'est parce qu'il y a eu des afflux énormes de réfugiés. Face à cette situation, j'ai réussi à chaque fois à obtenir des effectifs supplémentaires. Je dois dire que le ministre des Finances, Luc Frieden, a toujours été coopératif à ce sujet. Mais chaque fois que j'ai eu de nouvelles ressources, les chiffres ont de nouveau augmenté. Mais s'il y a des problèmes de mauvais traitements, il faut dire lesquels et ne pas faire de déclarations vagues. J'ai vu récemment M. Gutteres, le haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés, et il ne m'a fait aucune observation à ce sujet.

Dernière mise à jour