"Je suis un impatient". Le ministre du Travail et de l'Emploi au sujet du chômage, de la crise économique et de la réforme de l'ADEM

Frédérique Moser: Monsieur Schmit, vous avez décroché, l'été dernier, le maroquin du Travail et de l'Emploi, détenu depuis trois décennies par le CSV. En tant que socialiste, quelle orientation nouvelle voulez-vous donner à cette politique?

Nicolas Schmit: Avoir 'décroché' ce maroquin, c'est une façon de parler. On me l'a confié... J'étais surpris, au départ, parce que mon background est un peu différent. Mais les quelques mois passés à ce ministère m'y ont donné goût, bien que ce soit une mission particulièrement difficile. C'est un ministère où l'on est souvent confronté à de mauvaises nouvelles. Mais on peut y donner des impulsions dans un domaine qui concerne tout le pays et tous ceux qui viennent y travailler. Mes convictions politiques, j'essaie évidemment de les intégrer à ces actions. Alors que le chômage monte, que le monde du travail est secoué, il faut faire tout le possible pour avoir à la fois une approche proactive en matière d'emploi mais aussi de respect en matière de droit du travail.

Frédérique Moser: Le chômage atteint des niveaux historiquement hauts, qui devraient encore progresser. A quoi peut-on s'attendre dans les prochains mois?

Nicolas Schmit: Je n'ai pas d'indicateurs absolus à ce sujet; d'ailleurs, personne en Europe n'en a. Il faut dire aux gens la vérité: nous sommes en train de sortir de l'une des pires récessions que nous ayons connues depuis un demi-siècle, nous sommes dans une phase de croissance incertaine, mlle... et insuffisante pour redresser l'emploi et faire décroître le chômage. Je ne suis pas devin, je ne sais pas combien de temps cela va encore durer, mais il ne faut pas s'attendre à une amélioration avant l'année prochaine. 2010 sera encore très difficile; raison de plus de mettre en œuvre toutes les politiques visant à éviter une augmentation trop forte du chômage.

Frédérique Moser: Envisagez-vous de prolonger certaines mesures arrivant à échéance fin 2010?

Nicolas Schmit: Oui, j'envisage par exemple de prolonger la possibilité de recourir au chômage partiel, qui a permis d'éviter le pire. Sans ce mécanisme, certaines entreprises se seraient retrouvées face à un problème insoluble. Le chômage partiel a permis de garder les salariés dans l'emploi et aux entreprises de conserver leurs collaborateurs.

J'ai déjà pris d'autres mesures, comme les mesures 'jeunes'. Je veux lancer aussi un plan pour les chômeurs plus âgés. Je vais demander aux partenaires sociaux de discuter du chômage des plus de 50 ans, et je n'exclus pas la nécessité de légiférer sur cette question, pour assurer la place des seniors dans les entreprises. Il faut éviter le recours, trop fréquent, à la préretraite, un mécanisme qui a un coût très élevé au niveau de la sécurité sociale et du système de pensions, mais aussi au niveau humain.

Nous avons également un problème de chômage de longue durée. Donc, se pose la question de la prolongation des indemnités. Je considère toutefois cela comme une 'petite médecine', qui peut calmer la situation un temps. Il faut parvenir à ramener plus activement ces personnes vers le marché du travail. Evidemment, c'est aussi au niveau de la formation, initiale et continue, qu'il nous faut agir. Sur toutes ces questions, il faut réfléchir avec les partenaires sociaux à certains dispositifs, peut-être plus contraignants, mais ayant un degré d'efficacité supérieur.

Frédérique Moser: Quels sont les profils des travailleurs les plus fragilisés par la crise économique?

Nicolas Schmit: Il y a les jeunes, bien sûr. 30% des chômeurs inscrits ont moins de 30 ans, et 19% moins de 26 ans. Ensuite, il y a les seniors. D'une manière générale, le chômage frappe plus les personnes peu ou pas qualifiées. C'est le mal luxembourgeois. L'une de nos faiblesses majeures, qui ne date pas de la crise mais qui a été amplifiée par elle. Il s'agit donc d'un problème plus ancien, difficile, mais dont nous connaissons les raisons: des rigidités inacceptables dans notre système de formation, au niveau des langues particulièrement, qui privent certaines personnes d'un accès à la qualification. Voilà des questions structurelles auxquelles je veux m'attaquer avec la ministre de l'Education (la socialiste Mady Delvaux-Stehres, ndlr.).

Je suis un impatient, vous savez. Je pense qu'il faut attaquer les problèmes résolument, surtout en période de crise. Agir vite, pour éviter que les problèmes grossissent. Le problème du chômage structurel a déjà suffisamment grossi. Il est temps de le prendre à bras-le-corps.

Frédérique Moser: Quelle va être votre méthode?

Nicolas Schmit: Un intense travail interministériel, pour commencer. Nous allons également avoir une réunion avec les partenaires sociaux, au sujet de l'apprentissage et de la réforme à mettre en musique. Les textes peuvent être bons, mais une réforme ne montre son efficacité que dans la pratique. Il faut donner à chacun une chance d'entrer dans le monde du travail, quelle que soit son histoire personnelle... Notre pays ne peut faire une croix sur l'histoire de l'immigration. Et là, c'est aussi le ministre de tutelle qui parle. J'ai livré quelques chiffres au Conseil Economique et Social (CES) sur la population active résidente: 50% sont des Luxembourgeois, qui représentent 31% des chômeurs. Et 20% sont des Portugais... qui représentent 31,5% des chômeurs. Il y a là des problèmes évidents, des barrières, notamment linguistiques, à démolir rapidement. Le temps presse.

Frédérique Moser: Quelle est l'efficacité des mesures spéciales en faveur des jeunes? Qu'en est-il de leur accueil dans les entreprises?

Nicolas Schmit: D'un côté, je suis un peu moins inquiet, car l'afflux d'un millier de jeunes sans emploi, comme annoncé un temps, ne s'est pas produit. En revanche, les mesures en vigueur depuis quelques semaines me déçoivent, parce que les entreprises n'ont pas répondu à l'appel. Nous avons récolté moins d'une centaine de propositions (de contrats CIE-ep, Contrats d'initiation à l'emploi - expérience pratique, ndlr). Certes, cela montre aux détracteurs du système que les employeurs ne se sont pas rués sur ces dispositions permettant un soutien financier de l'Etat à l'embauche des jeunes... Mais l'impact reste trop faible. Je compte donc relancer ces mesures le mois prochain et améliorer la promotion de la plateforme www.anelo.lu, tant auprès des entreprises que des jeunes eux-mêmes.

Frédérique Moser: Quand le Luxembourg disposera-t-il de chiffres sur l'impact des pertes d'emploi au niveau des frontaliers? Cette information est nécessaire alors qu'une nouvelle réglementation prévoit la prise en charge des trois premiers mois de leurs prestations de chômage par le Luxembourg...

Nicolas Schmit: Il n'y a pas de chiffre connu qui ne soit rendu public. Ce chiffre est, a priori, inconnu. Mais celui qui a été cité (22.000 licenciements de frontaliers selon le député Robert Weber, ndlr.) ne correspond pas à la réalité. Nous constatons certes un léger fléchissement du nombre de frontaliers, mais seulement dans les tout derniers mois.

Frédérique Moser: Ce fléchissement, à travers quels indicateurs l'obeservez-vous?

Nicolas Schmit: A travers les statistiques de la sécurité sociale. Le problème, c'est que nous n'avons plus de création nette d'emplois ces derniers mois. Or, comme 65% des emplois créés sont occupés par des frontaliers, il y a forcément un fléchissement. Les chiffres concernant les frontaliers sont difficiles à analyser, car la majorité d'entre eux occupent des emplois intérimaires. Le nombre de formulaires E301 demandés ne permet pas de déduire que l'on se trouve face à des licenciements, car il peut s'agir également de fins de missions intérimaires. Ce que nous savons, c'est qu'il y a eu un effondrement de l'intérim (30, 40, voire 50% dans certains secteurs). Et qui en a fait les frais? Les frontaliers, qui représentent 80% de cette main d'œuvre. Bien sûr, il est incontestable que de nombreux frontaliers ont perdu leur emploi. Il peut s'agir de quelques milliers, je situe le chiffre entre 2.000 et 3.000.

Frédérique Moser: Il est donc impossible de savoir combien va coûter au Luxembourg la prise en charge des prestations de chômage à l'étranger?

Nicolas Schmit: C'est un problème de chiffrer cela, effectivement. Nous avons prévu un budget entre 25 et 40 millions d'euros, pour l'année prochaine. Le nouveau système va démarrer en mai, il s'agira d'un remboursement à l'Etat de résidence, sur base de dossiers individuels.

Frédérique Moser: Une nouvelle tâche pour l'Adem, déjà surchargée?

Nicolas Schmit: Une réunion est prévue avec l'Adem pour organiser cela. S'il faut des ressources humaines pour face faire à cette nouvelle réglementation, nous les recruterons, car on ne pourra pas les prendre là où on a en déjà absolument besoin, aujourd'hui.

Frédérique Moser: L'une de vos priorités d'action concerne justement la réforme de l'Adem. Quelles seront les innovations introduites?

Nicolas Schmit: Le plus important, dans ce dossier, ce sont les ressources humaines, les méthodes de travail et l'organisation. Nous travaillons sur ces trois volets et prioritairement sur les ressources. J'ai mis en place un comité de recrutement et tout va être lancé très vite. J'ai prévu dans un premier temps de recruter une trentaine de personnes (sur un effectif d'environ 200 personnes, ndlr.). Nous cherchons des profils précis, pour occuper la fonction de conseiller professionnel - je n'aime pas le terme de 'placeur'.

Nous devons renforcer le service aux demandeurs d'emploi et le contact avec les entreprises. Quand je lis, dans une étude du CEPS/Instead, que 60% des entreprises ne transmettent plus les places libres à l'Adem, c'est qu'il y a un sérieux problème! L'Administration de l'emploi, en tant qu'instrument de placement des demandeurs d'emploi, ne marche plus, puisque ces derniers n'ont plus accès qu'à moins de 40% des emplois créés. Il faut retourner cette tendance, rétablir la confiance des employeurs dans l'Adem... mais aussi celle des travailleurs. Nous devons les recevoir dignement, avec respect, avec efficacité, en faisant un maximum pour les ramener vers l'emploi.

C'est cela, la philosophie. L'objectif n'est pas d'administrer le chômage, mais bien de gérer et promouvoir l'emploi. Proposer des perspectives... Une réforme en profondeur s'impose. Je ne fais pas du cadrage, de la réformette! Il faut que cet instrument soit moderne, efficace, un vrai service public.

Frédérique Moser: Vous insistez notamment sur la qualité d'accueil...

Nicolas Schmit: Les personnes qui ont recours à ce service public doivent être reçues correctement. Il faut donc prévoir de nouveaux bureaux, ceux dont nous disposons sont surpeuplés, ils n'ont plus la capacité d'accueillir dignement... J'ai prévu l'ouverture prochaine de trois nouveaux bureaux {Dudelange, Differdange et Wasserbillig, ndlr.). S'il le faut, j'en ouvrirai encore, à proximité des gens et des entreprises... Voilà le projet. Et nous allons attaquer. J'espère que dans les six mois à venir, nous constaterons déjà les progrès. Tout cela se fait dans un contexte d'extrême pression, car le chômage progresse sans cesse.

Frédérique Moser: Dans quel délai le projet de loi sur cette réforme sera-t-il prêt?

Nicolas Schmit: Pour moi, les lois sont importantes, mais la réalité l'est encore plus. Comme ici je peux faire beaucoup de choses sans légiférer, je vais d'abord agir. Si j'attends une nouvelle loi, je ne ferai rien. Les actions d'abord, puis nous coulerons tout cela dans une loi moderne sur un service public de l'emploi, qui devrait arriver en automne.

Frédérique Moser: La loi n'est donc pas le moteur de votre action...

Nicolas Schmit: Absolument pas. Si j'avais besoin d'une loi, je m'y plierais. Mais je peux d'ores et déjà agir sur le terrain, où les gens m'attendent. Je n'ai pas envie de perdre du temps, pour le moment, dans des débats sur le statut: 'établissement public ou non?' Ce n'est pas fondamental. Bien sûr, je ne réussirai cette réforme qu'avec les gens concernés. Mais la question du statut n'est pas urgente. Il faut prendre le dossier par le bon bout, celui qui concerne directement les usagers, ceux pour lesquels on travaille.

Frédérique Moser: Le projet Indura, mis en place par votre prédécesseur, prévoit le recours aux agences intérimaires pour le placement des chômeurs. Il est critiqué par l'OGBL car il conduirait à un glissement vers une privatisation de ce service public. Ce risque est-il réel, à vos yeux?

Nicolas Schmit: Quand on prend la succession d'un collègue, on hérite. On n'a pas demandé cet héritage. Il existe bien un avant-projet qui s'appelle Indura; je l'ai étudié, je ne suis pas a priori contre et je n'ai pas en tête une volonté de privatisation du service public de l'emploi. Mais il s'agit de pouvoir le mettre à la hauteur.

J'ai un peu changé l'esprit du projet Indura: nous allons utiliser les entreprises privées, non pas pour leur 'refiler' des demandeurs d'emploi, un échantillon de divers profils à sous-traiter, si l'on peut dire, mais plutôt les utiliser pour un groupe défini de personnes. Lorsqu'une entreprise licencie et laisse sur le carreau des dizaines de salariés, au lieu de les envoyer individuellement à l'Adem, je vais négocier, avec l'entrepreneur et l'entreprise de placement, une collaboration autour de la prise en charge de ce groupe.

Frédérique Moser: Et le financement du programme sera assuré par l'ancien employeur?

Nicolas Schmit: Il a une responsabilité sociale à assumer, c'est évident. Il sera donc amené à le prendre en charge financièrement, en partie tout du moins. Tout le monde devra travailler ensemble pour aider ce groupe de personnes à retourner dans l'emploi. Nous allons mettre ce système en place - que l'on pourrait appeler 'cellules de reclassement' (à la française, ndlr.) chez Delphi, Villeroy & Boch... et ailleurs si nécessaire. Tant que l'Adem n'est pas outillée pour mener ce type de projets, les compétences des bureaux d'intérim nous seront très utiles.

Frédérique Moser: Vous considérez la formation continue comme un instrument essentiel dans la lutte contre le chômage. Or, aucune disposition ne contraint les employeurs à y recourir...

Nicolas Schmit: ...Donnez-moi un peu de temps.

Frédérique Moser: Vous envisagez de créer des instruments légaux?

Nicolas Schmit: Je crois qu'il faut d'abord mettre un peu d'ordre dans la formation continue. J'en ai parlé au CES et j'ai constaté qu'il existe un large consensus entre partenaires sociaux sur la nécessité d'encadrer et de promouvoir la formation continue. Je vais étudier d'éventuels mécanismes pour en faire un élément central dans la gestion du personnel. Il s'agit de sécuriser les parcours professionnels, d'offrir de véritables perspectives aux salariés. Il faut donc structurer cela davantage, lancer les partenaires sociaux là-dessus, avec une obligation de résultats, entreprise par entreprise. Et, là où il le faut, légiférer. Parfois, un peu de contrainte est indispensable.

Frédérique Moser: Autre réforme sur les rails, celle sur le dialogue social dans les entreprises. Est-elle en passe d'aboutir?

Nicolas Schmit: Je n'ai pas encore de date. J'attends que le CES peaufine son avis. Mais là aussi, je dis clairement qu'il s'agit pour moi d'un projet incontournable de cette législature. Je ne peux obliger le législateur à voter un texte, les avancées doivent se faire dans le dialogue, mais c'est un engagement ferme de ma part que de faire aboutir ce dossier.

Frédérique Moser: La dernière question s'adresse au ministre de l'Immigration. Le Luxembourg doit-il davantage ouvrir ses portes aux recrutements internationaux?

Nicolas Schmit: Il serait illusoire de penser qu'en cette période de crise, le Luxembourg n'a plus besoin d'immigration de travail.

Elle est nécessaire, à tous les échelons, à tous les niveaux. Il s'agit de bien l'encadrer, pour faciliter l'accueil et l'intégration des nouveaux arrivants. Nous avons également besoin de l'immigration de personnes hautement qualifiées. Si nous voulons créer une économie de la connaissance, nous devons aller chercher les talents dans le monde entier.

Nous avons aussi intérêt à attirer des entreprises venant d'un peu partout, notamment des pays qui sont nos partenaires économiques. Il faut donc une approche plus souple, non bureaucratique et bien sûr axée sur les besoins de notre économie. Il s'agit d'être raisonnablement ouvert, tout en restant, par ailleurs, très sévère sur l'immigration illégale.

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